Jeff Mills / Emile Parisien: du cuivre et des machines
Au commencement, il y a Jeff Mills, j’ai dix-neuf ans, nous sommes dans la première moitié des années 90, et je danse des nuits durant sur les DJ sets bouillonnants de cet américain dont le nom circule sur les affiches et flyers, annonçant les Raves qui rassemblent plusieurs milliers de personnes, ici, en France, et un peu partout autour du globe. Originaire de Detroit, cet artiste qui n’est pas seulement DJ, est l’un des fondateurs du collectif Underground Resistance, mais aussi du prestigieux label Axis, dont l’influence fut planétaire.
Ce soir, je suis fébrile, comme un enfant qui attend d’ouvrir son cadeau, l’Auditorium de l’Opéra National de Bordeaux m’offre Jeff Mills sur un plateau. Mais pas seulement, ce monstre sacré de la musique électronique sera accompagné du jeune et talentueux saxophoniste français, Émile Parisien.
Ce n’est pas la première expérience du DJ dans l’univers des musiques classiques contemporaines. En 2005, on retrouve l’ancien étudiant en architecture au côté de l’Orchestre Philharmonique de Montpellier, pour une réinterprétation de ses titres phares. En 2012, c’est Salle Pleyel, à Paris, auprès de l’Orchestre National d’Ile de France, que Jeff Mills se produira, ainsi que dans de nombreuses autres villes d’Europe, pour la tournée «Light From The Outside World».
Initialement rassemblés pour le premier épisode de la série « Variations », une collaboration entre deux artistes que tout oppose (ou presque), le tout coproduit par le collectif Sourdoreille, La Compagnie des Indes et Culturebox , le challenge est de taille, à la hauteur des deux protagonistes, s’articulant autour de la musique du mythique John Coltrane. Du Jazz, de l’Electro, du cuivre et des machines.
C’est au Cabaret Sauvage, à Paris, que débute l’aventure, au mois de septembre 2016.
Le projet est ambitieux, tant la carrière de John Coltrane fût riche, sans compter l’impact immense de son œuvre, pas seulement dans le monde du Jazz mais dans tout l’univers de la musique contemporaine.
A l’âge de onze ans, alors que Jeff Mills parcourt le monde, en tant que DJ, compositeur, et producteur, Émile Parisien intègre la première promotion du Collège de jazz de Marciac, puis quelques années plus tard, le conservatoire de Toulouse. Il s’installe à Paris en 2000 et fonde son propre quartet. Il est promu à plusieurs reprises, notamment en 2012, en recevant le Prix Django Reinhardt, puis en 2014 et 2017, artiste de l’année et album sensation de l’année aux Victoires du Jazz.
Comme souvent, j’arrive à la dernière minute. La salle est comble, et les notes du saxophoniste soprano résonnent en fond de scène. Les lumières sont tamisées. Et pendant que Jeff Mills s’installe derrière ses machines, on aperçoit Émile Parisien qui avance lentement, et dont l’aura envahit presque immédiatement l’espace.
Un solo qui sera suivi par une présentation du projet, teintée d’humour et avec beaucoup de simplicité. Je me sens bien. La moyenne d’âge est assez élevée, et il est amusant de croiser les regards de quelques sexagénaires que j’observe avec admiration. Le public est à l’image de ce que nous retrouvons devant nous: plusieurs générations regroupent le trio Coltrane/Mills/Parisien. L’âme de l’avant-gardiste américain sera présente durant les 80 minutes de cette représentation hors norme. Un Émile Parisien, cherchant à s’effacer auprès de l’immense Jeff Mills mais n’y parvenant pas. Le fer de lance du renouveau du Jazz français irradie par sa présence et son talent, gesticulant et grimaçant, créant le dialogue entre saxophone soprano et TR 909, les célèbres machines du maître Mills, absentes des représentations précédentes. Au nombre de deux, elles sont accompagnées d’un Korg Monologue, d’une Bassline 2 Acidlab, d’une paire de CDJ Nexus et d’une table de mixage Pioneer à six pistes.
L’improvisation est de mise, les deux hommes n’en sont pas à leur première, et leur complicité est palpable. Leur admiration l’un pour l’autre, également.
Le saxophoniste nous transporte dans sa fantastique folie où l’on ne sait plus qui joue quoi, qui contrôle les sons et les rythmiques, et où les images d’un « Lost Highway » et d’un Fred Madison schizophrène se superposent dans mon esprit.
Par moment, son saxophone semble vivant, et alors que dans une sorte de trance, un échange presque chamanique se livre à nous : les samples joués par Jeff Mills se mêlant aux nappes des machines, rappelant les ambiances et les sonorités de ses productions du siècle dernier, éditées sur « Tresor » et « Axis » et qui ont tant marqué le début de sa carrière.
Le DJ décompose et recompose l’univers de Coltrane, en échantillonnant et en décortiquant ses œuvres, de la période bebop, en passant par « Giant Steps » jusqu’à « Interstellar Space ».
Il faudra toutefois attendre les vingt dernières minutes et le rappel avant de recevoir la leçon de TR 909 tant attendu. Les fans du DJ américain sont conquis, ceux du saxophoniste prodige le sont tout autant, et les longs applaudissements semblent en dire beaucoup sur la qualité de cette prestation, exigeante et atypique.
Merci à vous deux, merci à vous trois.